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Jean-Pierre Piniès, Itinér(r)ances photographiques d’un ethnologue d’ici


En octobre 2018, disparaissait Jean-Pierre Piniès qui, après Daniel Fabre deux ans auparavant, laissait un grand vide au GARAE. Il était en effet celui qui soutenait, accompagnait, participait aux opérations proposées par les uns et les autres, et plus, il était celui qui élaborait, initiait, développait des projets d’envergure. Si au bureau du GARAE, il a occupé tour à tour tous les postes (trésorier, secrétaire général, vice-président), il a aussi fait office de « lieutenant », au sens littéral du terme, « tenant lieu de », pendant ces années où le LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire sur l’institution de la culture), ce laboratoire du CNRS né de manière tout à fait improbable au sein même du GARAE en cette ville de Carcassonne si peu universitaire, partait à la conquête de Paris. Conscient que le label d’Ethnopôle, venu consacrer en 1996 l’action singulière d’une structure mêlant recherche et valorisation, obligeait à toujours plus d’exigence, Jean-Pierre veillait au grain, préoccupé tout autant du quotidien le plus immédiat, que du rayonnement le plus lointain du GARAE. Lui rendre hommage s’impose donc, tant la dette de ceux qui lui succèdent est grande. Pour ce faire, avec l’assentiment et la collaboration de Christiane Amiel sa compagne dans la vie et sa complice sur le terrain, le choix a été fait de rendre compte d’un aspect plus secret de son travail d’ethnologue : la saisie photographique. Ses archives personnelles débordent en effet de clichés, au nombre desquels peu finalement ont été jusqu’ici publiés ou exposés. Jean-Pierre Piniès a manifesté très tôt un intérêt pour la photographie, advenu pour tout dire à l’heure où l’étudiant prend le parti d’une orientation vers l’ethnologie. L’appareil photo l’accompagne ainsi sur son premier terrain, en Pays de Sault. Nous sommes au tout début des années 1970 et la Recherche coopérative sur programme (RCP) 323 « Anthropologie et écologie pyrénéennes » bat son plein. Pourtant la recherche qu’il conduit alors et qui donnera lieu à une thèse de doctorat et à différentes publications, ne se prête absolument pas à la pratique photographique. La sorcellerie languedocienne, qui en est le sujet, se refuse au regard de l’ethnologue : non seulement elle est une affaire de mots, arrimée toute entière au pouvoir de l’énonciation, mais elle se fonde également sur la nécessité du secret, vitale à la performativité de l’ensorcellement comme du désensorcellement. Au mieux, elle se dit, elle se raconte. Néanmoins, Jean-Pierre use de son appareil, élargissant avec lui l’objet de sa curiosité à l’ensemble de la vie rurale ainsi qu’aux préoccupations plus particulières de ses camarades, comme la cuisine du cochon qu’étudie quant à elle Claudine Fabre-Vassas, ou encore Pierre Pous, conteur et informateur privilégié de Daniel Fabre. En outre, il prête attention aux enquêtes elles-mêmes, aux ethnologues au travail qu’ils soient pris dans le feu des discussions avec leurs informateurs ou qu’ils se fassent observateurs participants de la vie quotidienne, domestique ou agricole. Ses clichés nous montrent également l’aventure collective que vivent ces jeunes ethnologues, occupés à la veillée à partager leurs découvertes du jour et à relever ensemble le défi d’une autre ethnologie de la France, visant non plus la collecte « ethnostalgique » des survivances, mais la compréhension d’un corps social aux prises avec le changement. Et déjà s’affirment deux des caractéristiques de la pratique photographique de Jean-Pierre Piniès. Musardier, son appareil tend à fixer les à-côtés de l’enquête proprement dite, à élargir la focale à d’autres aspects que ceux que la problématique commande de relever et d’enregistrer. De fait, on ne saurait attendre de l’exposition envisagée qu’elle retrace en images le strict itinéraire de recherche emprunté par l’ethnologue, de la sorcellerie au cassoulet, en passant, entre autres, par le monument. L’archive photographique rend davantage compte ici de chemins buissonniers, au long desquels se dévoile ce qui animait l’ethnologue qu’était Jean-Pierre Piniès, à savoir essentiellement le goût de l’Autre, dans sa différence, son individualité, sa singularité, sa sensibilité, un goût que les portraits mettent particulièrement bien en évidence. Pour autant, ces constantes ne sauraient nous faire perdre de vue les évolutions qui ont marqué le travail photographique de Jean-Pierre Piniès depuis les années 1970 jusqu’aux années 2010. Aux commencements en effet, celui-ci usait de la photographie comme d’un outil d’observation, de prise et de restitution ethnographiques. Instrument de récolte de données de terrain, la photographie ainsi conçue était de fait appelée à se faire document, source pour l’analyse. Ce n’est plus exactement le cas à compter des années 1990 : les prises de vue changent de nature, en même temps que décroît leur nombre. Cette mutation observable aux plans qualitatif et quantitatif trouve en bonne part sa raison d’être dans les changements épistémologiques dont Jean-Pierre Piniès a été pleinement partie-prenante. Passant d’une anthropologie du symbolique, qui, appliquée à nos sociétés, se voulait nécessairement historique et privilégiait l’étude des milieux paysans, à une anthropologie des mondes contemporains, urbains et globalisés, l’ethnologie pratiquée, aussi bien au GARAE qu’au Centre d’anthropologie des sociétés rurales à Toulouse auquel Jean-Pierre Piniès était associé, subit de notables inflexions quant aux objets abordés et aux approches mobilisées. La négociation de ce tournant conduisant d’une manière d’ethnologiser à une autre a alors amené l’ethnologue carcassonnais à saisir à bras-le-corps et pour longtemps la question du monument, cela sur différents terrains (la Cité de Carcassonne, la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignons, l’abbaye d’Aniane, le Canal du Midi). Si sa production scientifique des vingt-cinq dernières années est certes loin d’être réductible à ces chantiers, reste que cette contribution majeure au champ de l’anthropologie du patrimoine donne la mesure du retournement qui est aussi renouvellement et dont la photographie, à sa façon, rend compte. Au cours de cette seconde période en effet, elle se fait plus distanciée, plus analytique aussi, davantage appelée à illustrer l’analyse qu’à la susciter. Ainsi donc, plus qu’à un simple retour, en images, sur l’œuvre d’un ethnologue, c’est à une découverte des statuts et des usages de la photographie en ethnologie, dans leur diversité, que cette exposition invitera les visiteurs. Corollairement, c’est également à la traversée d’un demi-siècle d’ethnologie de la France que le public sera convié, au gré de ses revirements et de ses changements de cap.


Vernissage le vendredi 1er octobre 2021 à 18 heures
Maison des mémoires - Ethnopôle Garae (2ème étage) à Carcassonne.
du 1er octobre au 19 novembre 2021